Découverte – A la découverte des cimetières de La Réunion !
Quand on s’intéresse à l’âme du peuple réunionnais, les livres d’histoire ne suffisent pas toujours pour en comprendre toutes les subtilités. Dès lors, arpenter les cimetières de l’île permet de confronter la mémoire des pierres aux réalités des observations de terrain. Et comme les livres, l’histoire que celles-ci racontent est fascinante !
Saint-Pierre, des forêts de symboles et croix !
Dans la plupart des communes, la majorité des cimetières répond au même schéma d’aménagement ; d’un côté les Musulmnans, tous orientés vers la Mecque et sobrement enterrés dans des tombes tout aussi modestes que dénuées d’apparat ou même de signes distinctifs.
De l’autre, des croyants de tous bords inhumés en tous sens et peut-être un peu aussi les uns sur les autres, au milieu de forêts de symboles religieux issus de toutes les confessions.

L’un des plus beaux exemples de cette mixité réside certainement dans le grand cimetière de Saint-Pierre. Impossible de dire combien de corps reposent ici, perdus dans ce dédale de symboles et de croix, et certainement un peu empilés aussi, de générations en générations. Mais qu’importe cette confusion : pour comprendre l’histoire, il suffit de lire les épitaphes !
Grands noms de planteurs ou d’hommes politiques, anonymes, Chinois, Malbars, Zarabs, caractères, langues, symboles, dates… Tout s’entremêle, et tout s’aligne…. Même les légendes locales !
Ainsi, à Saint-Pierre, la tombe de Sitarane, un criminel en série qui fut exécuté en 1911 aux côtés de ses complices Emmanuel Fontaine et Pierre-Elie Saint-Ange, semble à elle seule rassembler toutes les croyances qui s’entremêlent sur l’île !
Elevé au rang de sorcier et désormais vénéré, Sitarane concentre en effet autour de sa sépulture des traces de foi chrétienne, de religion hindouiste mais aussi de sorcellerie… Des cérémonies occultes s’y tiennent presque quotidiennement, et la tombe est en permanence fleurie et jonchée d’offrandes, notamment du lait, de la nourriture, du vin et du rhum, parfois des poulets tout juste grillés sur le marché forain voisin…
A Saint-Pierre, la tombe du criminel Sitarane et de ses complices, toujours abondamment fleurie et garnie d’offrandes, est devenue un lieu de pèlerinage et de vénération pour les habitants de toute l’île !
Une manière, pour ceux qui pratiquent ces rituels, soit de jeter des mauvais sorts à leurs ennemis, soit de demander aux criminels la même force ou audace que celle qui leur a permis de commettre leurs méfaits.
Dans le même esprit, la tombe du célèbre pirate « La Buse », au cimetière marin de Saint-Paul, cette fois-ci, fait également l’objet d’un culte particulier de la part de certains fidèles ! Mais celui-ci reste toutefois confidentiel, et seule l’iconographie déployée autour du tombeau révèle à première vue le caractère héroïque au rang duquel a été élevé le flibustier.

A Saint-Louis, le cimetière des âmes perdues
Si – pourvu qu’on y soit déjà quelque peu initié – une partie de l’histoire de La Réunion semble pouvoir se lire dans les cimetières comme dans un livre à ciel ouvert, il en est un unique et exceptionnel en son genre : celui du Père Lafosse, sur la commune de Saint-Louis !
Des centaines de milliers de femmes, enfants et hommes ont été arrachés à leur terre pour être réduits à l’esclavage. Le Code Noir les réduisait à l’état de bien meubles. L’esclavage colonial les a privés de sépulcres et a effacé toute trace de leur présence…
Tirant son nom d’un curé également maire de la ville en son époque, et célèbre pour ses positions abolitionnistes exprimées bien avant l’heure, ce cimetière est surtout connu pour être celui des “âmes perdues”. A côté de celles des premiers habitants du quartier, c’est ici que reposent les reliques des premiers esclaves décédés à Bourbon.
Construit à la hâte lors de l’épidémie de variole de 1729, le cimetière abrite des centaines de corps jetés ici en fosse commune.
Sur le porche d’entrée, on peut lire ces mots : “Des centaines de milliers de femmes, enfants et hommes ont été arrachés à leur terre pour être réduits à l’esclavage. Le Code Noir les réduisait à l’état de bien meubles. L’esclavage colonial les a privés de sépulcres et a effacé toute trace de leur présence…”
C’est pourquoi, aucune des croix plantées ici ne représente l’emplacement d’un corps. Toutes mobiles, elles sont votives avant tout, et ont pour but principal d’honorer la mémoire des esclaves et de rappeler leur cruelle destinée.
Principal vivier de main d’œuvre forcée des colonisateurs, le peuple malgache est sans doute celui qui a payé le plus lourd tribut de ces deux siècles d’obscurantisme.
Ainsi, on trouve dans le cimetière des âmes perdues une chapelle qui lui est spécialement dédiée.
Ornée du drapeau de Madagascar dont elle arbore également les couleurs, elle abrite des statues de bois dont les regards demeurent sans équivoque.
Et même les arbres semblent fleurir en leur mémoire ! Ainsi l’été venu, au cimetière du Père Lafosse comme ailleurs, les fleurs blanches des frangipaniers s’épanouissent et déversent dans l’air leurs effluves parfumées, tandis que les canopées rouge vif des flamboyants finissent de dessiner les couleurs de Madagascar : rouge, blanc, vert !
Enfin, au centre du cimetière, un oratoire dressé en l’honneur du martyr romain Saint-Expédit achève l’image de syncrétisme qui caractérise La Réunion.
Toujours gâté d’offrandes, et bien qu’issu de la mythologie chrétienne, Saint-Expédit est associé sur l’île à la déesse Karli dont il porte la couleur rouge sang. On a coutume de lui demander toutes sortes de grâces et de faveurs, car il est patron des gens et des déshérités.
Pas étonnant, dès lors, qu’on le retrouve parmi les âmes perdues des esclaves !
Mais paradoxalement, à quelques centaines de mètres à peine de ce site chargé à lui seul d’une bonne part de la mémoire de La Réunion, on retrouve à la fois une enseigne de multinationale capitaliste, et une usine de transformation de la canne à sucre. La canne, dont l’exploitation a emporté tant de vies, parmi les esclaves… Et – comble du cynisme – toutes deux sont visibles depuis l’intérieur du cimetière !!!

Pour se remettre de cette insulte, on pourra retourner à Saint-Paul où, à quelques pas de l’actuel cimetière marin datant pourtant de trois siècles, le cyclone Gamède a mis au jour en 2007 les restes de dizaines de corps d’esclaves enterrés à même la plage !
Le lieu sera aménagé, et mémoire leur sera rendue par l’édification d’une plaque commémorative et de pierres funéraires.
S’il serait difficile de visiter tous les cimetières de La Réunion, tous en racontent un bout d’histoire et en conservent un morceau de mémoire. Les arpenter permet de remonter le temps, de comprendre un peu mieux à quel point la mixité fait partie intégrante des étapes du peuplement de l’île, et de ne pas oublier qu’au-delà des cultes et des légendes locales, c’est avant tout une population d’opprimés et d’oubliés venus d’Afrique et d’Inde (et dans une moindre mesure de Chine), qui est à l’origine du développement et de la construction de l’île !